L’analyse qui suit a été commise par notre ami Benoît d’Halluin, de Versailles. Nous la reproduisons avec son aimable autorisation. Nous avons renoncé à la contracter. Tout nous a paru intéressant et parfaitement exprimé.
Le
titre de cet essai d’Ingrid Riocreux est tiré de « Bel Ami » écrit en
1885 par Guy de Maupassant où Georges Duroy, le héros du livre et journaliste,
est contraint, pour écrire un article sur un sujet qu’il ne connaît pas, de se
faire aider par la femme de son supérieur. Elle lui dicte alors un texte
conditionné par le goût du temps et la volonté de séduire le public.
L’information est traitée comme un produit : « d’autres événements
récents furent examinés, commentés, tournés sous toutes leurs faces, pesés à
leur valeur, avec ce côté pratique et cette manière de voir spéciale des
marchands de nouvelles…… ».
Avec
le temps, « ces marchands de nouvelles » ont ajouté à cette volonté
de séduire, celle de reconstruire au travers de mots, parfois détournés de leur
sens premier, souvent affublés d’un adjectif de caractère moraliste, une
réalité destinée à influencer le lecteur ou l’auditeur. Le pouvoir émotionnel
de l’image vient parfaire cette reconstruction de la réalité dans le cadre
télévisuel ou dans celui de l’illustration des faits
Professeur agrégé de
lettres modernes, spécialiste de rhétorique, Ingrid Riocreux, s’est intéressée
aux médias au travers des mots et de l’art de la communication. Son livre,
publié en 2018, part des constats accablants faits, année après année, par
l’Observatoire de Déontologie de l’Information qui ne peut être, au vu de sa
composition, être soupçonné de « donner dans le discours
anti-médias ».« Fautes d’ignorance », « erreurs de
vocabulaire, de grammaire et d’orthographe » en précisant
que « la faute peut parfois induire une distorsion des faits »,
« approximations », « erreurs
d’identification », « confusion » dans les contenus,
manifestation de « manque de rigueur »,
relai de « rumeurs » avec risque « d’emballement »
, tels sont les manquements souvent répertoriés ou soulignés. L’ODI montre que
des journalistes n’hésitent pas à « remodeler la réalité », en
opérant des « mise en scène » pour les besoins du tournage et
confirme que « la censure factuelle existe » et nous
apprend qu’il se trouve, dans notre pays, des médias pour effacer certaines
personnes des photographies » !
Pour
comprendre ces dérives, l’auteur se livre à une analyse des procédés du langage
et de la rhétorique médiatique. Parmi ces procédés sont mis en lumière :-
le procédé de « différenciation » dans la présentation de deux
interlocuteurs, volonté d’étouffer les singularités tout en prônant un
« respect de l’autre » teinté d’hypocrisie pour affirmer sa tolérance- l’utilisation de mots puissants hors de leur contexte comme le mot « phobie » ou
d’idiomatismes dégradants tels que « pseudo- intellectuel », « pseudo-supporter »
, la manie de l’étiquetage qui fait oublier la singularité et la complexité
d’un individu.
L’abandon
du mot juste au profit de mots ou expressions impropres repris de manière
moutonnière devient l’une des caractéristiques du journalisme du quotidien.
C’est ainsi que fleurissent- des négligences :
- l’utilisation impropre du verbe
« échanger » comme la perle relevée dans le Huffington Post et
reprise par France-info , BFMTV lors de la dernière passation de
pouvoir à l’Elysée : au lieu de parler de la transmission des codes
nucléaires il est dit « Passation de pouvoir Hollande-Macron :
ce mythe autour de l’échange des codes nucléaires », ce qui ne veut
strictement rien dire puisqu’on n'échange pas les codes nucléaires .
- des idiomatismes suspects tel
que « pseudo-X » ou « autoproclamé » qui
suggèrent qu’une personne proclame à tort son appartenance à une communauté (le
journaliste s’arroge ainsi le droit de juger !)
-
l’utilisation d’anglicismes mal compris. Pour illustrer le type
d’anglicisme mal compris, l’auteur fait référence au terme d’incident. En
anglais « an incident » veut dire « quelque
chose qui arrive » quelle que soit sa gravité et non pas comme en
français « un événement sans gravité ». C’est ainsi que l’AFP,
agence de presse dont les termes sont repris en chœur par les media a qualifié « d’incident »
l’attaque terroriste de Manchester de 2017 qui a fait au moins 22 morts !
-
l’utilisation pernicieuse d’adjectifs comme par exemple « alarmiste »
au lieu d’alarmant ;
- le choix
« idéologique » du nom et de l’adjectif. C’est ainsi qu’en
contrepoint d’un réchauffement climatique dit « inéluctable » le
terme « épisode » a été mis au goût du jour pour décrire des phénomènes
météorologiques, d’où « épisode neigeux attendu » au lieu et
place de neige attendue, « épisode pluvieux » au lieu de pluie, pour
bien montrer l’éphémère par rapport à une tendance de fond qui nous
attend : une chaleur et une sécheresse qui sont à terme le référent
permanent
- l’utilisation de mots pour
« tout dire » qui, finalement, ne veulent plus rien dire. Le mot « dérapage » qui vient du
verbe déraper « dévier d’une trajectoire par perte de contrôle »
« glisser involontairement » est devenu, dans le langage médiatique,
un terme qui confère une valeur quasi délictuelle à un propos jugé déviant par
rapport à un discours ou une attitude « autorisée ».
D’autres procédés tels que
l’usage de la voix « off » dans les reportages, la hiérarchisation de
l’information, l’utilisation de métaphores inappropriées (Le Brexit comparé à
un divorce au point qu’une chaîne de télé ose dire « on entre dans
l’après-Brexit, il va falloir s’entendre à l’amiable pour la garde des
enfants »), le rapport « enfantin » aux idées nouvelles, le
manque d’équité et parfois le parti pris décomplexé, viennent compléter la panoplie
de formatage des faits.
Certes, des journalistes
critiquent le journalisme et sa figure inquisitrice. Néanmoins, la réponse
de la médiasphère est constamment la même, une forme de raidissement qui se
traduit par des stratégies de contre-attaque au fonctionnement toujours
identique. On diabolise, on jette l’anathème, on interroge les experts sur la
manière de regagner la confiance des gens ». Mais on ne se remet
jamais en cause en se répétant le refrain de la chanson de Kaa, le python de Kipling « Aie
confiance, crois en moi, que je puisse veiller sur toi ».
Conclusion
Il ne s’agit pas d’une
condamnation du journalisme mais de ses dérives exacerbées par une attitude de
plus en plus moraliste d’une part, par la course aux sponsors et à l’audimat
d’autre part. Les médias sont si intimement liés à notre existence qu’il n’est
pas concevable d’en faire abstraction. Mais leurs messages doivent être
soigneusement décryptés en exerçant un solide esprit critique à l’aide d’une
bonne compréhension du sens premier des mots et de ce que doit être un compte
rendu de faits.
Ce livre fournit, grâce à de
nombreux exemples, des clefs pour rester éveillé face au déluge d’informations
souvent formatées qui nous envahit.
Pour reprendre une citation de
Charles Péguy à qui un journaliste opposait sa bonne foi : « il
faut toujours dire ce que l’on voit, surtout il faut toujours, ce qui est
plus difficile, voir ce que l’on voit ».